Quelques clés de ma peinture et de ce site

1. Présentation. Prenons J. S. Bach comme modèle d’artiste

 

Le titre “La peinture atemporelle de José Ramón Trigo” entend donner une orientation sur la nature de mes travaux. Chacun d’eux s´efforce d´appréhender des valeurs atemporelles, qui transcendent les modes, si souvent éphémères. L´apparence de modernité n´est aucunement garantie de qualité ni de pérennité. Ainsi, la musique des fils de Johann Sebastian Bach était plus moderne que celle de leur père, et pourtant les oeuvres de Wilhelm Friedemann, Carl Philipp Emanuel ou Johann Christian Bach sont d´un intérêt moindre comparées à celles de leur père, considérées comme un des sommets de la musique de tous les temps.

Stravinsky lui-même affirmait que les œuvres dont la vertu essentielle reposerait sur la nouveauté souffriraient davantage le passage du temps. Pour apprécier les compositions musicales d´un J. S. Bach, d´un Mozart, d´un Beethoven ou d´un Brahms, il n´est pas nécessaire de se situer au moment où elles ont été créées, en imaginant la surprise qu´elles ont dû causer aux contemporains. Au-delà de cette nouveauté initiale, il existe en elles des valeurs permanentes qui leur donnent une éternelle nouveauté, une actualité impérissable qui les met en syntonie avec les auditeurs de toutes les époques. Quand il écrit  L´art de la fugue, J. S. Bach ne prétend pas étonner par une apparence choquante, innovatrice, “moderne”. Il emploie même dans cette œuvre des formes musicales déjà très usées, des contrepoints archaïques; mais le résultat est une découverte profonde (c´est dans ces trouvailles atemporelles que réside la “nouveauté”, plus que dans une épidermique “modernité”) et merveilleuse (qui étonne réellement). En effet, l’œuvre d’art, davantage qu’un changement (ce que dicte la mode) est ouverture au merveilleux, rencontre avec le mystère de l’être; c’est enregistrer ce qui perdure… Quelques brèves paroles de Sénèque peuvent venir apporter leur clarté, en référence à ceux qui n’ont pas l’attitude antérieure: “ils ne cherchent pas le meilleur, mais la nouveauté” (mutantur non in melius, sed in aliud).Dans le même sens, Gustave Thibon écrit: “Il y a infiniment moins de nouveauté dans les rapides cabrioles de la mode que dans l’effort lent et continuel vers la perfection, qui est le propre du véritable style”.1

La veuve de Jean Sébastien Bach, Anna Magdalena, écrivait: “Je sais qu’il existe actuellement d’autres courants musicaux, et que les jeunes les suivent, comme tout ce qui est nouveau. Mais quand ils vieilliront, s’ils sont de vrais musiciens, ils reviendront à Sébastien. Malgré que je ne sois que sa femme, ou plutôt, hélas, sa veuve, j’ai suffisamment de connaissances en musique pour savoir que c’est ce qui se passera, même si maintenant, peu d’années après sa mort, ses œuvres sont presque oubliées et qu’on leur préfère les compositions de ses fils Friedemann et Emanuel” 2… Mozart, Beethoven, Mendelssohn, Chopin, Schumann, Brahms s’intéressèrent à la musique de J. S. Bach; ils ne sont pas morts âgés, mais ils étaient de vrais musiciens.

 

2, Aperçu sur l’art

 

Une façon spontanée —et parfaitement valable— que beaucoup emploient pour se référer à une œuvre d’art est: “je ne me fatigue pas de regarder ce tableau; je passerais volontiers des heures à le contempler”. Certains des tableaux reproduits sur ce site web sont accompagnés d’un commentaire ou d’une analyse géométrique. Ceci peut aider à comprendre que la contemplation de ces œuvres ne s’épuise pas dans la perception initiale des aspects plastiques, tout comme un livre est plus que sa première page et plus encore que sa couverture (quoique la première impression qu’il produit ait son importance).

Une personne ayant l’expérience du monde universitaire a qualifié l’attitude —par trop fréquente de nos jours— d’aller de-ci de-là, en butinant sans approfondir la connaissance des choses, de “culture de la mouche”. On se rendrait incapable de contempler et d’apprécier bien des chefs-d’œuvre de la littérature et de l’art si l’on ne surmontait pas le défaut de se contenter de la première impression qu’on en reçoit.

L’obtention immédiate, instantanée, de quelque chose ne devrait pas commander comme critère principal dans tous les cas, lorsqu’il s’agit d’atteindre un but valable, qui pourrait être lointain ou ardu comme vaincre un sommet par une escalade, ou pénétrer dans le mystère de la vérité, du bien et de la beauté. A une occasion, j’ai lu: “La musique de Brahms ne se livre pas facilement au premier qui s’en approche, mais ensuite —si l’on persiste à l’écouter— elle ne déçoit jamais”. Woody Allen a aussi quelque chose à nous dire à ce sujet-là: “J’ai suivi un cours de lecture rapide et j’ai été capable de lire Guerre et Paix en vingt minutes. Je crois que ça parlait de la Russie”.

Le vieux peintre Fernando Delapuente, sournois, parlait ainsi tout en esquissant un sourire: «Les peintres novices veulent peindre un tableau en commençant par le haut de la toile vierge; lorsqu’ils pensent avoir terminé cette partie, ils avancent en “parachevant” la partie qui se trouve en dessous; et continuent à avancer de la sorte. En arrivant au bas de la toile ils constatent avec surprise que ce dont ils étaient si satisfaits au début ne va pas avec ce qu’ils viennent de peindre». De même, on ne conçoit pas une maison en commençant par le dessin de la porte d’entrée du bâtiment, puis en continuant par les fenêtres du premier étage… pour arriver à la cheminée. Les tableaux, tout comme les bâtiments, doivent être conçus comme un tout, il faut qu’il y ait une cohésion entre tous leurs composants; une logique interne, une architecture qui soutienne cet ensemble.

Les syllogismes montrent bien que pour être logiques, pour être bien construits, le fait que les prémisses soient vraies et la conclusion soit également vraie n’est pas suffisant.

De même, pour qu’une œuvre soit une œuvre d’art, il ne suffit pas non plus qu’elle soit la somme d’éléments beaux en soi. Ainsi, si l’on superposait des fragments d’une symphonie de Beethoven à d’autres d’un concert pour orgue d’Händel, à d’autres d’un concert pour piano de Ravel, à d’autres des Quatre saisons de Vivaldi, obtiendrions-nous une belle œuvre musicale? Pas du tout: elle serait risible, désagréable même; elle n’aurait de valeur qu’en tant que blague, étant donné l’effet étrange et disparate qu’elle produirait.

De façon analogue, on n’obtient pas un tableau en peignant une jolie vue panoramique, une belle figure humaine ou un bouquet de fleurs bien agencé. Aussi bien les syllogismes que les œuvres d’art ont besoin d’une unité. Un tas de gravier peut avoir un certain degré d’unité (en formant un tas géométrique ayant l’apparence d’un cône, par exemple). Si nous ôtions quelques petits gravats de ce tas, nous aurions du mal à percevoir le changement. Essayons, par contre, d’effacer un œil ou une bouche d’un visage à l’aide de Photoshop. Remarquerions-nous le changement? Bien évidemment!

Cela dit, ouvrons les yeux et ne soyons pas naïfs… Lors de la dernière édition de la Biennale de Venise (en 2013), l’Espagne a présenté comme une “œuvre d’art” plusieurs tonnes de décombres; l’auteur d’une telle “merveille” est une certaine Lara Amarcegui. Cette blague a coûté (le transport de ces décombres compris) plus de 400 000 €… Et personne n’a bronché! En pleine crise économique, on dépense l’argent des Espagnols à financer de telles extravagances.

Pour le tableau La Joconde, Léonard de Vinci a eu recours à la proportion que l’on appelle le nombre d’or (un rectangle dont les côtés ont entre eux une proportion égale à celle qui existe entre la longueur obtenue à partir de la somme des deux côtés et la longueur du plus grand côté du rectangle; la valeur numérique de cette proportion est 1,618). Si nous enlevions un morceau à ce tableau, la différence serait-elle visible? Bien évidemment. Si nous supprimions un acte à un opéra de Verdi ou de Wagner, le résultat serait “bancal”, clairement incomplet.
Essayons de faire la même chose avec une photographie; enlevons-en une partie. Cela se remarquerait-il sur la photo? Probablement pas.

D’aucuns supposent que Beethoven composa la Cinquième Symphonie en développant les notes qu’il entendit lorsque le facteur frappa à sa porte: une demi heure de musique extraordinaire à partir de quatre notes! Ce simple morceau de musique est varié, répété, allongé, destiné à être interprété par plusieurs instruments, enrichi à l’aide de différents accords (ensemble de plusieurs sons simultanés); accompagné même d’autres morceaux de musique qui semblent s’éloigner du premier… mais qui d’une manière surprenante nous font revenir à lui et le récupérer… C’est à dire que le musicien “joue” avec des affinités, des contrastes, des alternances, des surprises… qui toutes découlent de la même “cellule” musicale. Tout ajout, même le plus beau, serait “rejeté” par ce chef d’œuvre; toute diminution ne ferait que l’appauvrir.

D’ordinaire, il y a une très grande unité dans une œuvre d’art… un peu comme dans un être vivant. Il est bien connu que l’un des principaux problèmes qui surgissent lors de la greffe d’un organe c’est le rejet; l’organisme de l’hôte détecte qu’on lui a placé quelque chose d’étrange, qui ne lui appartient pas: toutes les cellules d’un être vivant sont marquées par le même code génétique (comme si elles avaient toutes la même carte d’identité).

L’unité à elle seule peut-elle nous donner la clé de l’art dans un tableau ou une œuvre musicale?
La description que nous avons faite précédemment de la Cinquième Symphonie de Beethoven nous dit implicitement le contraire. Imaginons un son uniforme qui durerait une demie heure, un tableau constitué d’une seule couleur uniforme sur toute sa surface, serait-ce de l’art? Ils auraient une unité (il n’y aurait en eux aucune note discordante), mais ceci ne serait pas de l’art.

Par contre, nous assistons de nos jours à plusieurs mises en scène du conte de Hans Christian Andersen Les habits neufs de l’empereur. Des œuvres qui sont ce qu’il y a de plus ressemblant à une couleur uniforme étalée sur une toile atteignent des prix scandaleux dans les ventes aux enchères d’«art» contemporain . À la rigueur nous pourrions admettre qu’elles font preuve d’un certain goût, qu’elles contiennent quelques “gouttes” de liqueur artistique, qu’elles peuvent être décoratives dans des pièces à l’architecture sobre et géométrique. (Mais nous reviendrons sur cette question plus bas, dans ce texte et d’autres textes de www.jrtrigo.es).

Dans les analyses de ce site, on montre comment les éléments du tableau, au-delà des objets réels qu’ils représentent, possèdent une fonction sémantique. Ces éléments du tableau sont comme des formes embryonnaires, susceptibles d’être développées; ou dit d’une autre façon, chacun d’eux peut constituer comme un thème (en musique, cela serait un thème musical) qui admet l’imitation, l’inversion, la variation… Une ligne droite, par exemple, est imitée dans certains cas par d’autres parallèles; elle est inversée ou contrastée par une direction perpendiculaire; elle est variée par d’autres lignes semblables. Ainsi, l’ensemble des formes d’un tableau est le résultat ou le développement de quelques-unes d’entre elles…; sa complexité se compose de groupes ou familles de formes analogues, qui nous donnent la clé de l’ordre et de l’unité de l’œuvre. Unité dans la multiplicité: les différentes parties ou fonctions d’un tableau ne s’opposent pas mais concourent à produire un même effet d’ensemble.

Face au préjugé, qui a caractérisé les modes esthétiques récentes, de ne poursuivre ou rechercher dans la peinture que le tape-à-l’œil, l’apparence novatrice et la perception immédiate, cette proposition de “peinture atemporelle” (reproduite ici photographiquement avec plus ou moins de fidélité) mise sur des découvertes plus profondes, comme vous pourrez le voir dans les commentaires et analyses, demandant du spectateur une attitude plus reposée et contemplative pour qu’ils puissent être perçus.

 

3. Ne nous laissons pas tromper: le roi nu

 

Dans la mesure où la surprise devant ce qui choque ou devant la provocation remplace le véritable étonnement ou l’admiration devant la beauté artistique, se répète dans le monde de l’art la fiction (faite réalité) à laquelle se réfère Hans Christian Andersen dans l’un de ses contes… Des tailleurs fameux se présentèrent à un empereur, s’offrant à lui confectionner un vêtement plus surprenant qu’aucun autre: du jamais vu!… Néanmoins, “seules les personnes raffinées et de bon goût, pourraient l’apprécier; les sots ne le verraient pas” assuraient les tailleurs futés. Le vaniteux empereur accepta le défi. Pour exaucer son vœu et confectionner le merveilleux vêtement, les tailleurs y travaillèrent des journées entières, et quand il fut prêt, l’empereur l’étrenna en public. Tous vantaient les merveilles de ce vêtement confectionné par des mains si expertes… jusqu’au moment où un enfant cria: “Mais… l’empereur est nu!” Tous le voyaient ainsi mais personne n’osait le dire, de peur d’être tenu pour un crétin par les autres.

Je complète maintenant la considération commencée plus haut: dans la mesure où la surprise devant ce qui choque ou devant la provocation remplace le véritable étonnement ou l’admiration devant la beauté artistique, dans le monde de l’art on donnera frauduleusement comme art ce qui n’en n’est pas.

 

4. L’art figuratif comme ouverture au mystère de la réalité

 

Encore quelques considérations au sujet de l’art figuratif, abandonné par beaucoup de nos jours… Certains, s’ils ne voient des déformations exacerbées dans l’interprétation de la réalité, n’appellent pas cela de l’art. C’est comme si leur sensibilité et leur intelligence s’étaient émoussées, ne percevant plus que les reliefs grossiers. Ils semblent oublier les exemples les plus clairs. Ainsi, si nous comparons les portraits d’Innocent X faits par Vélasquez (surtout le dernier d’entre eux, définitif, conservé à la Galerie Doria-Pamphili de Rome) avec les interprétations réalisées par Bacon, nous voyons que les œuvres du premier, bien que ne montrant aucune déformation, révèlent cependant une grande pénétration psychologique du personnage. Elles se limitent sans doute à l’apparence des choses représentées mais retiennent la trace très forte de la présence vivante du portraituré et de sa dignité, la déployant avec une richesse chromatique qui est joie pour les sens. Peu ou rien de cela ne se retrouve dans les tableaux mentionnés de Bacon, très libres peut-être, mais repoussants, désaxés, propres d’un malade paranoïaque.

Parfois la main de l’artiste ou son empreinte créative peuvent passer presque inaperçues… Le perspicace Mingote, dans un de ses dessins, représentait Vélasquez dans son atelier en essayant d’inventer quelque chose: “Il y a des jours où les idées ne viennent pas!…” Pendant que le peintre se lamentait, autour de lui se déroulait la scène suivante: la jeune infante Marguerite venait d’entrer dans l’atelier accompagnée par ses demoiselles d’honneur; un mâtin s’était tranquillement installé dans un coin et un enfant lui donnait un coup de pied; derrière le peintre d’autres personnages de la cour étaient entrés par une porte du fond, maintenant entrouverte; les rois aussi arrivaient par hasard à ce moment-là et leurs torses apparaissaient reflétés dans un miroir du mur du fond… C’était justement ce que le génial Vélasquez avait dépeint dans Les Ménines, où —à ce qu’on di— il réussit à appréhender l’ambiance de l’Alcazar! (Celui-ci, avant d’être détruit par un incendie, se trouvait à l’endroit de l’actuel emplacement du palais d’Orient, à Madrid).
L’artiste doit-il toujours se faire remarquer?… Quelle élégante discrétion de la part de l’artisan lorsqu’il disparait parfois pour nous laissez seuls face à une  merveille!… “N’y touche plus, c’est ainsi qu’est la rose!”, écrivit le poète Juan Ramón Jiménez (ne tripote pas, ne fane pas ce qui est délicat, ne le souille pas… en voulant y laissez ta trace).

Un ami me disait, après une visite du Musée du Prado à Madrid, que Picasso, dans les interprétations qu’il a fait des Ménines de Vélasquez, semble avoir déambulé autour d’elles mais a été incapable de les capter dans leur mystère, ce que Vélasquez, lui, a fait.

La communicabilité universelle des œuvres de Vélasquez (et de tant d’autres artistes) permet de conclure que la nature ne montre son secret qu’à ceux qui s’approchent d’elle avec respect et amour.

 

5. La nature intemporelle et la dignité de l’être humain dans l’art figuratif

 

A toute époque (et il en sera de même pour les générations qui nous succèderont) l’homme coexiste avec la nature, faisant même partie d’elle. Pour un esprit poétique, l’évoquer, la recréer, l’interpréter, la comprendre… sera toujours un défi. Par conséquent, en faire fi dans l’art (manifestation de l’esprit humain) serait incompréhensible.

Les formes de la nature, celles de ses espèces animales et végétales, celles des être inanimés, comme la mer, le ciel, les plaines et les montagnes, seront permanentes, avec peu de changements, au long du temps et sans devenir surannées ou démodées. Et cela malgré les mutations dans les goûts esthétiques des hommes. L’art se trouvera toujours devant le défi de s’ouvrir à ces formes quasi permanentes.

Modigliani a peint des visages humains avec des yeux vides, ternes, sans pupille, iris ou sclérotique. Picasso l’a fait en dessinant un œil fendu horizontalement et l’autre verticalement, ou mettant les deux yeux du même côté du nez. Si nous comprenions l’art comme une évolution irréversible, dans une seule direction, on pourrait en conclure qu’il ne serait plus jamais moderne ou actuel de peindre des visages aux yeux naturels (avec la complexité énorme qu’ils renferment). Quel dommage, quel appauvrissement que le nôtre, s’il en était ainsi! Car fréquemment c’est dans les regards que nous remarquons ce qu’il y a de plus expressif et mystérieux de l’être humain. Que resterait-il de cet étonnement qui pousse à vouloir perpétuer dans l’art l’image palpitante d’enfants, de personnes que nous aimons?

De nos jours, le contraste est trop paradoxal entre, d’une part, le soin extrême dont on entoure le corps humain (un nombre considérable de gens se soumettent à des régimes minceur et même à la chirurgie en vue d’améliorer, selon eux, leur apparence physique) et de l’autre, le traitement que l’art en fait, récent ou actuel. La passion pour la nouveauté, le changement et l’extravagance a fini par imposer comme “moderne” le goût pour l’irrationnel et l’absurde, pour le bizarre, difforme et anormal, pour ce qui est malade et répugnant, pour la forme dégradée, endommagée ou repoussante… Et si quelqu’un pense que ces qualificatifs sont exagérés, qu’il se souvienne de Francis Bacon, Pablo Ruiz Picasso (Dali appelait “adefesios” [personne ou objet laid et ridicule] les figures difformes de Picasso), Willem de Kooning, Antonio Saura, Egon Schiele, Lucian Freud…

Aujourd’hui, il vaut la peine de faire en sorte que les choses normales et simples récupèrent leur enchantement à nos yeux, après que certains “modernes” soient entrés dans la nature “comme un éléphant dans un magasin de porcelaine”.

Mais il reste encore plus à réaliser… L’art de l’Antiquité classique, du Moyen Âge, de la Renaissance, du Baroque… a représenté avec beaucoup de dignité l’homme comme “quelqu’un”. Tout cet art semble nous dire: voici une personne, un être tout à la fois spirituel et matériel; l’être le plus excellent, complexe et mystérieux de la nature. L’humanisme de cette vision naissait de l’apport culturel judéo-chrétien et gréco-romain classique. Au contraire, dans l’art récent la figure de l’homme apparaît réduite à la condition de “chose”, une chose que l’on manipule ou déforme arbitrairement, devenue un simple objet plastique et à laquelle manque la dimension spirituelle: “Les arts du XXe siècle et du début du XXIe ont cessé de voir l’homme comme un être à la dimension spirituelle, pour en faire un simple objet plastique” (José Jiménez Lozano, Prix Cervantes 2002). La chute ontologique dont nous devons nous relever est énorme.

 

6. La complexité de l’œuvre d’art. Distinguons-la de ce qui est simplement décoratif

 

La soif de nouveautés voyantes qui a si profondément caractérisé certains milieux de la société au XXe siècle, et se manifeste encore de nos jours, en analogie avec ce qui s’est passé lors de la décadence de la Grèce classique, a porté à estimer comme des sommets du progrès artistique des œuvres qui se rapprochaient de plus en plus de la frontière de ce qui n’est déjà plus de l’art. Autrement dit, ce qui pour les chercheurs de nouveautés s’avérait être une avancée significative de l’art, ne sont en réalité —et dans passablement de cas— que des œuvres de moins en moins complexes, artistiquement de plus en plus pauvres. Comparons, par exemple, des œuvres de Raphaël, Le Titien, Rubens ou Rembrandt avec des œuvres de Mark Rothko. Les premières sont d’une extrême complexité picturale, merveilleuses, et d’une telle difficulté d’exécution qu’on les dirait surhumaines. Leur contemplation ne s’épuise pas en un simple regard; au contraire, elles sont d’une très grande richesse pour qui les contemple. Des paroles de Vincent Van Gogh, fasciné par le tableau La fiancée juive, de Rembrandt, illustrent bien cela : “Crois-moi, je te le dis du fond du cœur, je donnerais dix ans de ma vie pour pouvoir rester assis 14 jours devant ce tableau, ne mangeant que du pain sec” 3. Un peintre me commentait un jour que devant le tableau de la Ronde de nuit, également de Rembrandt, il était resté plusieurs heures le contemplant, tant il lui semblait inépuisable, source d’un continuel étonnement. Par contre, il n’était resté qu’un quart d’heure devant le Guernica de Picasso. Au bout de ce temps, il ne lui disait plus rien. Nous pourrions nous demander maintenant: durant combien de minutes, ou même de secondes, les œuvres de Mark Rothko pourraient-elles alimenter notre capacité de contemplation?…

Arrêtons-nous au phénomène passablement répandu aujourd’hui de faire des œuvres pour décorer les édifices modernes, caractérisés habituellement par leurs formes géométriques nettes. Jusque là, rien de particulier, et l’on dirait que c’est normal. La question surgit lorsque l’on prétend mettre sur un pied d’égalité artistique de telles œuvres, souvent très simples (n’importe quelle tache noire peut être décorative dans une chambre blanche; ou une surface irrégulière, rugueuse, peut être agréable dans un environnement de parois claires…) et les chefs-d’œuvre, souvent très complexes dans leur apparente simplicité, certains desquels furent commandés ou destinés à décorer des lieux civils ou religieux, comme ce fut le cas de certains tableaux de Raphaël, du Titien, du Gréco, de Vélasquez… Mais ces auteurs, en répondant aux commandes, ont dépassé de loin les attentes, la simple fonction décorative.

Certes, ces œuvres abstraites si simples peuvent avoir une valeur décorative; qui plus est, une simple couleur unie —uniforme— étendue sur une surface (aussi simple et aussi pauvre soit-elle du point de vue artistique) peut accomplir à satisfaction une fonction décorative, dans un édifice moderne aux formes géométriques, et ce avec autant d’efficacité, sinon plus, que ne le ferait Les fileuses de Vélasquez. Ceci signifie-t-il que les œuvres de Mark Rothko sont artistiquement comparables aux Fileuses de Vélasquez? Il est évident que non. Entre elles, il y a une différence presque infinie; mais en outre une œuvre d’art possède une valeur en soi, qui transcende ou se situe au-delà d’une éventuelle fonction décorative.

On pourrait objecter: “Ce sont des œuvres de tailles très différentes, la comparaison est bancale dès le départ”… (de fait, certaines personnes ont une faiblesse spéciale pour les grandes dimensions et tendent ainsi à apprécier les tableaux et les sculptures pour leur taille; pour ce type de personnes, citons le dicton: il suffit que le cheval soit grand, qu’il marche ou pas. Au lieu des Fileuses de Vélasquez, nous aurions pu choisir un portrait de Renoir, un paysage impressionniste de Monet, une nature morte de Cézanne ou l’un des tableaux de danseuses de Degas… La mystérieuse complexité ¾qui étonne et enchante¾ de ces œuvres reste immense… et l’on ne se fatigue pas de les contempler! Et nous pourrions dire de même d’un Concerto brandebourgeois de J. S. Bach; d’un quartette de Mozart ou de Beethoven… Une liste complète d’exemples serait interminable. (Pour saisir la complexité, la richesse picturale des tableaux “impressionnistes” il suffit des les comparer aux œuvres de Matisse…)

Prenons maintenant un exemple tiré du sport. Le football consiste principalement à introduire un ballon dans un but formé par trois poteaux. Si cela était fait par un joueur en solitaire, qui tirerait au but une fois après l’autre, comme spectacle ce serait plutôt ennuyeux. Par contre, si l’objectif est poursuivi par deux équipes de onze joueurs chacune, se battant pour introduire le ballon dans le but défendu par l’équipe rivale, c’est autre chose. Le zèle devient complexe, il faut s’efforcer au maximum tout en appliquant une certaine technique et en respectant les règles du jeu, pour améliorer le rendement du rival.

La complexité peut entraîner l’aménité du spectacle, l’attention du spectateur face à une œuvre d’art.

J’ai dit “complexité”, et ce mot peut être mal compris. Je dis complexité, non pas complication, et encore moins complication inutile, artificieuse. La complexité est une diversité dans l’unité; une multiplicité en harmonie, en corrélation, des éléments composant une œuvre. Dans un ordre matériel, les êtres supérieurs, les plus parfaits, sont les plus complexes. L’homme est plus complexe qu’une figure géométrique, mais aussi que tous les animaux rationnels, que les plantes et les êtres inertes. Considérons l’œil humain: c’est tout un défi pour l’ophtalmologue, mais aussi pour l’artiste… Il serait intéressant d’analyser comment ont peint l’œil un Gréco, Rembrandt… ou les sourires dessinés ou peints par Léonard de Vinci. Quel monde peut renfermer ou suggérer un regard, un sourire!…

Dans ce même texte (Ma peinture), presque au début, il est dit: Unité dans la multiplicité: les différentes parties ou fonctions d’un tableau ne s’opposent pas mais contribuent à un même effet d’ensemble: c’est cela qui produit la surprenante impression de simplicité, d’harmonie.

À la fin du film Le pianiste, de Roman Polanski, pendant que le générique défile à l’écran, la caméra s’arrête sur les mains du pianiste qui interprète un concert de Chopin. Voir la multiplicité de mouvements des doigts parcourant le clavier du piano est un spectacle prodigieux: témoignage évident d’un déploiement sans fin de notes, toutes issues du même thème musical; faciles à entendre, à déguster —à cause de cette impression de simplicité tout en gardant notre attention captive grâce à la variété de sons, toujours différents et toujours parfaitement harmonisés.

La simplicité apparente ne contredit pas une réalité complexe: nous disons d’une table qu’elle est solide, compacte, stable dans le temps…
En 1909 Rutherford, dans sa célèbre expérience de “bombardement atomique” lança des particules alpha contre des lames d’or et observa que les atomes étaient presque vides. Quatre-vingt-dix pour cent de l’atome est vide! Le noyau est tout petit; les électrons, qui tournent autour du noyau, sont éloignés de ce dernier.
Les atomes unis forment des molécules, mais celles-ci ne sont pas collées les unes aux autres. Dans les gaz, ces séparations sont bien plus importantes.
Il existe des étoiles qui, dans la phase finale de leur existence, n’ont plus que des neutrons. Ces derniers ne se repoussent pas, ils sont collés les uns aux autres et occupent très peu d’espace (il n’y a pas de creux). Par conséquent, la densité est très élevée, de l’ordre de millions de tonnes par centimètre cube.
Le mouvement des atomes et des molécules est lié à la température. Ce n’est qu’à 0º K (-273º C) que tout mouvement cesse.
Après cela, allons-nous continuer à assurer que cette table est tout à fait solide, compacte, stable à travers le temps?

Des mots de Jean Guitton vont dans le sens de ces idées: “J’ai dans la main une simple fleur. Quelque chose d’étonnamment complexe: la danse de milliers de millions d’atomes —dont le nombre surpasse celui de tous les êtres possibles que l’on puisse dénombrer sur notre planète, celui de tous les grains de sable de toutes les plages— atomes qui vibrent et oscillent en équilibres instables…” 4

C’est de la science expérimentale qui, sans cesse, dévoile chaque fois plus les entrailles de la réalité proche et lointaine, que nous viennent des commentaires qui ébahissent: “Une molécule d’ADN est plus complexe qu’une galaxie”; on peut dire de la plupart de nos cellules qu’ “une seule est plus complexe que n’importe quelle machine». Par conséquent, si on réduisait notre compréhension de la réalité à l’apparence des choses —et même aux œuvres d’art—, on jugerait superficiellement et on se tromperait dans le jugement. En ce qui nous concerne, on a vécu dans la culture de la nouveauté, et nombreux sont ceux qui ont du mal à comprendre que l’art est bien plus qu’offrir de nouvelles formes; sous cette apparence, à laquelle ils s’arrêtent, il peut y avoir une richesse spirituelle et artistique qui puisse donner sa vraie valeur au tableau… ou à l’œuvre musicale. J.S Bach n’inventa pas la fugue (forme musicale appelée ainsi), mais il fut le compositeur de fugues —et de musique contrapuntiste, en général— le plus important de tous les temps. S’il avait refusé de composer des fugues, parce que d’autres musiciens l’avaient déjà fait et qu’ainsi, suivant ce chemin, il ne parviendrait jamais à être original, il nous manquerait, maintenant, un héritage musical d’une grande valeur. Heureusement que Bach eut le génie de découvrir la beauté profonde, de creuser et de développer son art, sous des apparences, qu’à certaines occasions, il ne voulut pas changer.

Nous pouvons prendre comme exemple Lucrèce, toile de Rembrandt exposée à la National Gallery de Washington; les mots manqueraient si l’on voulait décrire ces yeux —qui regardent pour la dernière fois— ces lèvres tremblantes de Lucrèce… Chaque détail de ce tableau, si nous l’agrandissions, donnerait lieu à un chef-d’œuvre; l’art le plus sublime et la complexité la plus mystérieuse et ineffable s’offrent à nous, dans cette œuvre, multipliées par cent, par mille, par un million… Un musée qui n’aurait que ce tableau dans toute sa collection serait un très grand musée.

Cependant, les analyses et les commentaires qui accompagnent certains tableaux (reproductions de ceux-ci) du site Internet  www.jrtrigo.es  nous aident à comprendre que la complexité d’un tableau n’est pas seulement le résultat d’une élaboration détaillée, interminable à l’extrême. Comme il arrive en architecture, un chef-d’œuvre n’exige pas beaucoup d’ornementation mais plutôt des milieux conçus et associés avec sagesse. Dans la peinture il est important de voir, non seulement la matérialité des formes apparentes mais aussi ce qui ne se voit pas à première vue: le sens que ces éléments ont, leur relation entre eux, si le tableau se comporte comme un seul organisme en accord avec le thème de l’œuvre.

 

7. Le vrai art ne se limite pas aux apparences

 

Certains évitent de faire ce type de comparaison, préférant relativiser tous leurs concepts: les œuvres du Titien —disent-ils— relèvent de l’esprit du XVIe siècle, tout comme celles de Rothko sont propres au XXe, et elles sont aussi valides les unes que les autres. Penser ainsi est éluder la question, ne pas la comprendre. Ceux qui parlent ainsi sont peut-être les mêmes qui ensuite soutiennent que chaque nouvelle œuvre surpasse les antérieures (ce qui implique une contradiction) et, par conséquent, ils font de l’art une simple circonstance ou mode d’un moment historique.

Pour ma part, j’affirme au contraire que l’art véritable transcende les époques et les modes, qu’il possède une valeur plus absolue. Si J. S. Bach, Mozart et Beethoven vivaient actuellement composant les mêmes œuvres, elles seraient aussi de nos jours des chefs d’œuvre sans égaux. Si Le Gréco et Goya n’avaient pas existé à leur époque mais vivaient maintenant parmi nous, leurs œuvres auraient encore un sens, elles seraient tout aussi merveilleuses qu’elles l’ont été avant, elles se détacheraient de la pauvreté de tant d’œuvres “modernes”.

Les changements dans l’art moderne ont certes conduit à des découvertes parfois très intéressantes, dignes d’être signalées en tant que réussites du meilleur art (les natures-mortes cubistes, par exemple, se trouvent parmi les plus belles de toute l’histoire). Mais cela ne doit cependant pas faire oublier la nature de ces changements, qui ont produit une progressive désintégration des finalités de l’art. Ainsi, les uns semblaient réduire la peinture à la couleur, tandis que d’autres à la ligne, à la composition ou aux déformations. D’autres encore rejetaient le figuratif. Certains semblent rejeter de telle façon la forme qu’ils frisent le chaos. D’autres enfin optent pour la provocation et l’extravagance (comme appeler art et le vendre comme tel un cadavre de requin ou de veau ou d’un poulain plongés dans une cuve transparente remplie de formol). Et en nombre d’occasions est arrivé ce dont j’ai parlé plus haut: un appauvrissement régressif de l’art, une perte de complexité des solutions artistiques. Pour certains, Beethoven est le prototype de l’artiste innovateur, révolutionnaire, “moderne”. Sa musique réunit ces qualités et bien d’autres encore et tend à des résultats non pas simples (au contraire de ce qui se passe avec une certaine fréquence au XXe siècle et de nos jours) mais très complexes, de grande profondeur et beauté. C’est pourquoi nous pourrions généraliser en disant que la soif de nouveautés de l’époque moderne a entraîné dans bien des cas une évolution désintégratrice et appauvrissante pour l’art, alors que l’innovation d’un Beethoven tendaitau dépassement, à l’enrichissement le plus absolu.

Nombre de tableaux réalisés postérieurement à l’“impressionnisme” du XIXe siècle et du début du XXe —et ce fait se répète encore plus fréquemment de nos jours— souffrent de n’être que des créatures manchotes et boiteuses, dotées d’un seul membre, valorisé de façon démesurée en cette époque où beaucoup imposent la mode de la nouveauté. Pourtant, de tels tableaux, considérés parfois comme des sommets de l’évolution de l’art moderne, sont artistiquement pauvres, comme des ébauches qui peut-être pointent vers des nouveautés mais auxquelles il manque la complexité, le triomphe sur la difficulté qui caractérise les chefs-d’œuvre. Ce n’est pas la même chose gravir une montagne de quatre cents mètres qu’un quatre mille; ce n’est pas égal mettre en relation deux ou trois couleurs planes ou lisses, que peindre les nuances infinies d’un visage humain; de même qu’une succession de sons uniformes n’équivaudrait pas à un morceau pour violon de J. S. Bach, d’une égale durée. Nonobstant, certains de ces tableaux modernes, par leur simplicité et parce que leur but principal ne semble rien d’autre qu’attirer l’attention, pourraient être des motifs adéquats pour des affiches et des décorations murales: des images efficaces par leur “impact”, par l’impression visuelle immédiate qu’elles produisent —sans profondeur ni transcendance— (que l’on ne cherche pas en eux la pénétration dans le mystère de l’homme, dans la prodigieuse merveille de la réalité qui nous entoure); elles surprennent par leur sensationnalisme, leur bizarrerie, mais elles n’étonnent pas tant par leur beauté artistique, pour montrer d’une certaine façon la splendeur de la vérité et du bien, pour rendre patent le mystère qui palpite en tout ce qui existe… Une chose perturbe, et beaucoup, l’efficacité communicative de ces tableaux modernes: précisément qu’ils aient été conçus pour surprendre par n’importe quel recours irrationnel, et que l’on ait cherché par-dessus tout la nouveauté, l’extravagance, la bizarrerie; tout au contraire de ce qui se passe dans l’art classique d’une quelconque époque: là, la clarté conceptuelle et le naturel comptent parmi les vertus.

À partir de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, l’intérêt pour la musique contrepointiste (polyphonie vocale ou instrumentale) se déplace vers des compositions d’un style différent: la mélodie est accompagnée d’accords. Le nombre d’instrumentistes intégrant les orchestres croît, et la musique symphonique parvient à des résultats spectaculaires et une théâtralité insolite: la musique devient vraiment enveloppante et le spectateur s’y retrouve immergé, comme transporté par une immense vague. Or au début du XXe siècle, en réaction au gigantisme et à l’excessive complexité des œuvres postromantiques, on recherche la clarté harmonique et rythmique, l’utilisation de la tonalité. Ce néoclassicisme ―qui apparaît dans la musique mais aussi dans la peinture― coexiste avec des œuvres qui sont des référents de cette passion qui domine le XXe siècle: la soif de nouveauté. Stravinsky et Picasso, par exemple, ont réalisé des œuvres aussi bien dans un style que dans l’autre. Et avec l’apparition de ce nouveau style, on assiste à un foisonnement d’œuvres qui cherchent à frapper le spectateur, à le surprendre par de nouvelles apparences agressives et à produire de l’effet, tant et si bien que ―pour utiliser une hyperbole― on pourrait affirmer que le premier fit, quelquefois, de la musique pour qu’un sourd sursautât de sa chaise en l’«entendant», et le deuxième peignit pour impressionner même les aveugles.

Dans ce texte, et dans d’autres rassemblés sur ce même site (www.jrtrigo.es) vous trouverez des raisonnements et des preuves témoignant que l’art véritable n’est pas circonscrit aux apparences et que les vraies découvertes artistiques sont intemporelles.

 

8. Ne confondons pas l’apparence de modernité avec la qualité artistique

 

À titre d’exemple, voici quelques anecdotes qui montrent le courage, l’effort persévérant des artistes: Ou comme écrivit  Gustave Thibon :“Il y a infiniment moins de nouveauté dans les rapides cabrioles de la mode que dans l’effort lent et continuel vers la perfection, qui est le propre du véritable style” 5                                   

“Johann Sebastian Bach disait que les dissonances sont d’autant plus horribles qu’elles se rapprochent de l’harmonie, et que les disputes entre époux sont insupportables”.6
Cette formulation équivaut à celle des philosophes scholastiques: “La corruption des meilleures choses est très mauvaise”… Il est plus grave de tomber en escaladant l’Everest qu’en grimpant sur une chaise.
Michel-Ange expliquait cela de cette façon: “Pour la plupart d’entre nous, le plus grand danger n’est pas de viser trop haut et de rater la cible, mais de viser trop bas et de l’atteindre”.

Au sujet de la rigueur dans la composition, de l’exigeante unité d’une œuvre artistique:   «Un jour Johann Sebastian Bach reprit un de ses élèves en l’appelant “gâcheur de piano” parce qu’il avait essayé de produire un effet éclatant sans avoir de base solide pour cela».7

Les modes centrent l’attention de ceux qui les suivent dans un sens déterminé et les rendent aveugles ou sourds pour ce qui est des autres domaines. Étant donné qu’on leur avait inculqué le goût romantique, de nombreux mélomanes des débuts du XXème siècle furent incapables de trouver l’art dans les Suites pour violoncelle de Johann Sebastian Bach. L’intuition de Pablo Casals fut qu’il pourrait montrer au monde que ces œuvres que l’on tenait pour de simples exercices didactiques pour que l’exécutant, en s’y livrant avec ardeur, arrivât à maitriser l’instrument musical, étaient en vérité des chefs-d’œuvre. Ainsi, pendant dix ans, il répéta l’interprétation des six Suites pour violoncelle de Johann Sebastian Bach, qu’il présenta ensuite à Paris. Pour oser les jouer à Vienne, où d’après Casals se trouvait le public le plus connaisseur en musique au monde, il s’adonna a dix ans de plus de répétitions. Le jour où il devait présenter ces œuvres à Vienne, peut être à cause des nerfs, l’archet échappa des mains de Casals, et vola jusqu’à l’orchestre. Le public ne rit pas et garda un silence absolu. Cette attitude si courtoise et compréhensive insuffla à Casals la sérénité dont il avait besoin et, sûr de lui, il se livra à l’interprétation la plus prodigieuse que l’on n’ait jamais entendue à Vienne de ces suites de Bach, considérées dès lors comme le sommet de la littérature musicale pour violoncelle seul de tous les temps.

Rembrandt n’était pas un peintre conformiste… Si après avoir terminé la peinture d’une figure humaine il observait que, pour qu’un bijou eût plus d’éclat, la figure terminée devait avoir un peu moins de brillance, il était capable de la repeindre en entier —en baissant l’intensité de la lumière—, car, à son avis, le tableau l’exigeait.

Le psychiatre et écrivain Juan Antonio Vallejo-Nágera écrivit qu’un grand nombre d’œuvres que l’on compte parmi les plus importantes que possède l’humanité furent réalisées par des hommes qui se sentaient assez mal-en-point (plus précisément, pas dans une situation confortable).8

Beethoven, qui atteint une surdité absolue (le plus grand paradoxe ou la pire contradiction pour un musicien!), composa les symphonies les plus merveilleuses de l’histoire.

Les romantiques étaient convaincus que, pour être vraiment créatifs, les artistes devaient être façonnés par la souffrance.

Le peintre “impressionniste” Renoir fut atteint dans ses 25 dernières années d’une douloureuse arthrite rhumatoïde sévère. Il fit appel à l’ingéniosité en employant des chevalets munis de poulies et des pinceaux attachés à ses mains pour continuer à peindre… des tableaux débordants de vitalité!

Le 5 décembre 1791 Mozart décédait à Vienne. «La nature de la dernière maladie de Mozart est également sujette à discussion […]. Bien que les graves symptômes qui l’obligèrent à garder le lit apparurent en septembre lors de son dernier voyage à Prague, pendant toute cette année il se sentit mal, souffrant de fréquents maux de tête, de rages de dents, d’asthénie, de boursoufflures aux mains et aux pieds, et avec de fréquentes accentuations d’une intense douleur générale. Aucun de ces symptômes n’interrompra ni son travail ni son rythme; il continuera à composer même sur son lit de mort […]. En fait, bien plus gênants que les maux du corps, ce sont les maux de l’esprit qui harcellent Mozart […]. Et pour comble, la présence de ce que les mystiques appellent “la désolation spirituelle”, une sorte de blocage affectif qui tourmente terriblement les esprits sensibles: “… Si les gens pouvaient voir dans mon cœur j’aurais honte. Pour moi tout est froid, froid comme la glace…”. Dans une autre lettre (datée du 7 juillet): “Je ne peux pas décrire mon état d’esprit, une sorte de néant qui me blesse, un désir jamais satisfait…”. Ceci devrait pour le moins faire réfléchir ceux qui insistent sur l’idée simpliste selon laquelle la charge passionnelle des œuvres d’art découle du volcan intérieur de l’âme de l’artiste. L’art est toujours un processus cérébral, non pas sentimental, bien que peu de gens possèdent l’incroyable capacité dont fait preuve Mozart qui, en se jetant dans l’abîme du vide affectif intérieur, est capable de créer des pages du plus grand rayonnement sentimental».9

Par opposition, prenons un exemple tout à fait différent. Un tableau gribouillé en quelques minutes par les enfants d’une crêche fut un jour exposé, dans un but expérimental ou pour rire, lors de la foire d’art contemporain ARCO qui, annuellement, a lieu à Madrid. Les visiteurs prirent ce tableau pour une des œuvres exposées parmi les autres… Imaginez-vous le résultat, si l’on avait répété cette expérience au Musée du Prado? Il est évident que la blague n’aurait pas eu de succès, personne ne s’y serait trompé.

Cet exemple illustre bien l’appauvrissement artistique auquel a conduit de nos jours, de façon relativement assidue, la soif de nouveautés et d’extravagance. Cela même soulève un autre problème actuel: certaines personnes confondent apparence de modernité et qualité artistique. C’est là une conséquence de plus du désir de nouveauté et du manque de la condition posée par Anna Magdalena Bach (que j’ai citée au début): “S’ils sont de véritables musiciens, ils reviendront à Sébastien” 10 (à la musique de J. S. Bach). Parodiant ses mots, nous pourrions dire: s’ils sont de véritables peintres, s’ils comprennent et aiment vraiment l’art, ils mettront à nouveau la qualité artistique au-dessus de l’apparente nouveauté.

 

9. Le progrès se fait par l’addition et la découverte; non par la rupture

 

De faux lieux-communs courent de bouche en bouche, comme celui de dire que «les peintres “impressionnistes” rompirent avec la tradition». Il suffit de se rappeler qu’ils tournèrent le regard vers la nature, bien sûr, mais aussi vers la peinture espagnole du siècle d’or, les paysagistes hollandais et britanniques, les estampes japonaises. Ils fréquentaient le musée du Louvre et mûrirent ce que d’une certaine façon pressentaient déjà des Delacroix, Courbet, Corot, Daumier et l’école de Barbizon. Nous pouvons même remarquer des intérêts particuliers de leur part: de Manet pour Vélasquez et Goya; de Renoir pour des peintres français du XVIIIe siècle, Rubens, Véronèse et Raphaël, de Monet pour Boudin, Jongkind et Turner, de Degas pour Ingres, de Cézanne pour Poussin, de Van Gogh pour Rembrandt et Millet. Dans une grande mesure, ces peintres assumèrent la tradition culturelle héritée et sur elle, ils ajoutèrent leurs propres découvertes. Le processus de leur travail artistique fut marquée par le signe “plus” (+).

Quelque chose de semblable se produisit avec le cubisme, surgi lorsque Picasso, Braque et Jean Gris portèrent à l’extrême les théories et les réalisations plastiques d’un Cézanne.

Goya, qui partageait également certaines idées romantiques, défendit la liberté de travail de l’artiste. Cependant, nous voyons qu’il concevait ses tableaux avec de magnifiques compositions que l’on pourrait qualifier d’intemporelles. Nous devons prendre les idées avouées par un artiste dans le contexte de son œuvre, autrement, on les mal interprèterait. Ce principe de défense de la liberté (qui dans le cas de Goya a nourri ses audaces du point de vue de l’expression) assumé par un “artiste” comme on en voit tants de nos jours, qui ne veut ni apprendre le métier (afin d’être le plus original et créatif possible!), ni assimiler les réussites obtenues par des artistes qui le furent véritablement, qui n’est prêt à se soumettre à aucune discipline, à aucun modèle qui structurerait ses “créations”, pourrait s’avérer funeste. Dans la nature, l’application de la “liberté” selon cette deuxième interprétation détruirait d’un seul coup tous les êtres vertébrés, tous les êtres vivants (dont l’unité organique est très complexe), et même —quel paradoxe!— tous les êtres doués de liberté (parce que ce sont ceux qui ont une plus grande complexité, une unité plus exigeante).

Au jour d’aujourd’hui, nombreux sont les créateurs affirmant rejeter toute tradition, considérant qu’il s’agit d’un fardeau inutile dont il faut se défaire afin de conquérir l’apparence si désirée de nouveauté et originalité dans leurs œuvres, qui devraient se voir débarrassées de quelque similitude que ce soit avec des œuvres d’autres auteurs. Ils prétendent ainsi partir de zéro ou uniquement d’eux-mêmes. Leur attitude essentielle est le rejet, le signe moins (–), vis-à-vis du legs culturel que nous avons reçu. Selon ce critère, l’orang-outang devrait être considéré comme privilégié par rapport à l’être humain, puisqu’il manque de toute trace de culture.

Un chercheur travaillant dans un laboratoire, un ingénieur créant un nouvelle voie ferrée ou un avion, ne commencent pas par rejeter tout ce qui a été déjà inventé ou découvert jusqu’à ce moment-là dans les domaines qui les occupent; ils chercheront plutôt de construire à partir de là, de faire la somme, s’ils le peuvent, en introduisant des améliorations substantielles, ou tout au moins accidentelles, dans les ouvrages d’art qu’ils projettent, évitant de revenir en arrière, c’est-à-dire de tomber dans des défauts ou imperfections déjà corrigés dans des projets précédents. C’est là le chemin ordinaire du progrès: toujours ajouter, intégrer ce qui semble désuni ou dispersé, rester ouverts à la lumière, ce qui revient à dire: ouverture à la vérité, au bien, à la beauté.

Les conséquences de l’attitude contraire ont déjà été signalées plus haut: vouloir se passer des avancées et des inventions qui font partie de la tradition, au nom de la modernité et d’un soi-disant “progrès”, peut receler la tromperie ou le danger de soustraire au lieu d’ajouter, de cheminer vers les frontières de ce qui n’est plus de l’art… En cherchant à rompre avec tout ce qui est antérieur, on en arrive même à prétendre à un art sans forme, et à exalter —comme s’il s’agissait d’une grande avancée— le fait d’avoir réduit l’art à l’informel et chaotique… Une famille visitait, dans un musée d’art contemporain, une exposition montrant des œuvres d’un peintre de renommée internationale. Devant un tableau constitué d’une surface de couleur uniforme avec un ou deux points noirs, un des enfants commenta: “Maman, ce peintre est culotté: il ne peint rien et ne met pas de titre” (à côté du tableau, on pouvait lire: “Sans titre”). Un autre enfant, celui du conte de Hans Christian Andersen, s’était exclamé: “Mais l’empereur est nu!” C’était ce que tous voyaient, mais que personne n’osait dire).

Dans la musique de Jean-Sébastien Bach converge une bonne partie de la culture musicale européenne de plusieurs siècles. J. S. Bach ne s’est pas embarrassé du préjugé de rejeter des influences d’autres musiciens pour affirmer son autonomie et son génie. Bien au contraire, étant jeune il forçait ses yeux à copier de nuit, à la lumière de la lune et durant de nombreuses semaines, une collection de pièces musicales célèbres, d’auteurs fameux, que son frère aîné avait cachés dans une caisse de documents protégée par une grille; et il parcourut à pied des centaines de kilomètres —plus de 600!— pour s’imbiber, durant des mois, de la musique de Buxtehude… Il ne semblait pas donner trop d’importance au fait d’être “génial” recherchant la perfection maximale de son art; “le but de la musique n’est autre —disait-il— que la gloire de Dieu et la réjouissance de l’âme humaine” 11 . La culture ne l’a pas gêné mais a été pour lui l’héritage précieux qu’il sut administrer et exalter. Et de même la musique de Mahler n’a pas été diminuée par sa vaste culture; ni la peinture du Gréco du fait d’étendre ses racines dans la culture orientale et occidentale d’Europe. L’art n’en fut que plus puissant. Des ailes lui poussèrent et il atteint des hauteurs sublimes dans ces cas, comme dans beaucoup d’autres.

Le monde de la littérature est également riche en exemples de ce genre. Je cite :
“Le grand ennemi de la poésie qu’Ezra Pound se proposa de démasquer était l’improvisation [le manque de préparation technique, de “métier”]. Tout véritable poème a derrière lui une longue élaboration d’instruments langagiers. Il a fallu deux siècles de travail poétique en Provence et un en Toscane pour développer les instruments utilisés par Dante. De même, ce sont plusieurs générations, sans le savoir et sans obtenir de reconnaissance qui ont contribué par leur travail à produire Shakespeare. […] À la place d’une pléiade de poètereaux vaniteux qui aspirent à ce que leur génie personnel soit reconnu à tout prix ―et qui ne font que ressasser des banalités―, Pound aurait préféré un bataillon d’humbles travailleurs expérimentaux capables de découvrir quelque chose, ne serait-ce qu’une simple rime ou un nouvel accent rythmique, contribuant de manière anonyme à cette gigantesque cause commune qu’est le langage poétique”.12

Le tableau de Vélasquez Les Fileuses, déjà mentionné en relation avec les œuvres de Mark Rothko, unit ce qui pourrait être considéré comme un tableau de genre, un atelier —au premier plan— dans lequel des femmes filent et dévident (deux desquelles rappellent par leur pose deux nus de Michel-Ange de la Chapelle Sixtine) avec la représentation de la fable d’Arachné —plus au fond— (Arachné défie Minerve et, pour prouver sa dextérité, confectionne un tapis sur lequel est reproduit Le rapt d’Europe du Titien). Tant de complexité n’alourdit pas le prodige de cette œuvre maîtresse de la peinture universelle, où le contemporain et l’ancien se marient en une synthèse admirable et toujours actuelle. C’est ainsi qu’est l’art ou, mieux dit, l’Art (avec majuscule). Au contraire, pas mal d’œuvres modernes réputées artistiques devraient possiblement être considérées plutôt ou pas tellement plus que de simples objets décoratifs; c’est-á-dire des formes diluées d’art. De nos jours, il arrive fréquemment que la principale nouveauté de ces œuvres modernes consiste à rabaisser, à diluer la liqueur artistique: à peine quelques gouttes de celle-ci… et l’on justifie que l’on puisse les appeler de l’Art! Et en même temps, cette façon inhabituelle de procéder —et de valoriser comme art suprême des expressions si légères de lui-même— fait que de telles œuvres semblent différentes, modernes!

La généralisation du subjectivisme (chacun détient “sa propre” vérité), conséquence de la pensée immanentiste qui préfère le subjectif à la connaissance de la réalité objective, nous a apporté le relativisme et la confusion des jours actuels.

Une digression. “Il y a autant de réalités que de personnes”, disent ceux qui nient l’existence d’une réalité objective et universelle; “il n’y a pas d’autre réalité que celle que je comprends”, semblent dire d’autres. Fiers de leurs découvertes, les rationalistes du XIXe siècle assuraient que, bientôt, l’esprit de l’homme serait capable de comprendre la réalité toute entière sans qu’il ne reste aucun mystère à résoudre. Ils auraient été bien déçus s’ils avaient pu voir les innombrables découvertes scientifiques et progrès technologiques survenus au XXe siècle qu’ils n’avaient même pas soupçonnés! Face à un polyèdre il se pourrait que quelqu’un vît une de ses faces, qu’une autre personne vît une face différente du même corps… Cela suffirait-il pour affirmer qu’il y a autant de polyèdres de que de personnes? Tout ce qui existe dans l’univers est très complexe et porte la trace d’un Grand Artisan extrêmement savant et puissant… tant et si bien qu’il créa à partir du néant ! Or la réalité est “têtue” et s’oppose à être interprétée de façon simpliste, ou avec le réductionnisme de celui qui soutient qu’il n’y a de réel que ce qui tient dans son esprit. “Nul philosophe [ami de la sagesse] n’a jamais pu élucider la nature d’une mouche”13; qui dit cela affirme également que “L’intelligence pénètre jusqu’à l’essence des choses” 14; affirmation qui rejoint celle d’un autre grand penseur, Aristote: “L’âme est en quelque sorte toutes choses” 15 (l’âme humaine s’identifie en quelque sorte avec toutes les choses en les connaissant; il ne peut en être autrement: sans cette identification, il ne pourrait les connaître). Ou, ce qui revient au même, toute réalité de l’univers est connaissable par l’esprit de l’homme; ce qu’Einstein a formulé en ces termes: “Ce qu’il y a de plus incompréhensible dans l’univers, c’est qu’il soit compréhensible”; ou encore, au sujet de l’harmonie des lois naturelles: “Cette harmonie révèle une intelligence d’une telle supériorité que toute la pensée et l’action systématique de l’homme n’en sont qu’un pâle reflet.” 16. Ainsi, tout ce qui existe est offert à l’homme sous forme de vérité (objet de son entendement), sous forme de bien (comme quelque chose d’attirant, objet de sa volonté) et sous forme de beauté (objet de contemplation admirative). Le poète Antonio Machado réunit plusieurs de ces pensées dans une phrase simple et lumineuse: “Ta vérité? Non, la vérité; et viens la chercher avec moi. La tienne, garde-la pour toi”.17

Le délire a commencé avec “je pense donc je suis” de Descartes (ainsi je pars de mes pensées et non de la réalité). Lorsque l’homme a décidé de nier l’expérience naturelle de reconnaitre l’existence de ce que j’ai devant moi (un papier, un crayon, cette table… que je vois, je touche, j’utilise…), quelque chose d’extérieur à mon esprit qui précède ma connaissance, qui se trouvait là bien avant que je ne le connaisse, l’homme moderne s’est volontairement enfermé dans la prison de la subjectivité, d’où il pourra difficilement sortir, pour admettre toute existence qui transcende sa pensée. Dès ce moment, l’homme commence à supposer que la connaissance de la réalité est une émanation de son esprit, au lieu de considérer la connaissance humaine comme l’adéquation de l’intellect aux choses qui existent déjà (à ce qui existait déjà et qui existe hors de moi): l’intellect qui s’adapte, qui s’ajuste et ―comme l’argile― prend la forme de l’objet connu.

Deux sculptures afin d’illustrer ces deux attitudes antagoniques: Il pensieroso (Lorenzo de Medici), de Michel-Ange, qui peut représenter l’ouverture réaliste et contemplative; et Le penseur de Rodin, l’image de l’homme tourmenté et replié sur lui-même.
L’exacerbation du “moi” apparue à l’Époque Moderne, trouve son origine sur le plan philosophique avec Descartes, sur le plan religieux avec Luther et la doctrine du “libre examen” et, à compter du Siècle des Lumières, avec la franc-maçonnerie également.
Avec le temps, le chaos a pris place, la confusion nous a envahi… c’est la Babel de nos jours, celle de la pensée faible, dans laquelle il est impossible de bâtir une culture structurée et parvenir à une compréhension commune… Maintenant, enfin, n’importe quoi est appelé ou peut être appelé de l’art!

10. L’art permet de pénétrer le mystère de tout ce qui existe

 

Il nous faut surpasser une vision dialectique de l’histoire (et de l’histoire de l’art en particulier) basée sur la confrontation et le changement apparent (on dit ainsi: un tel mouvement artistique surgit en opposition à cet autre…) et aller à l’essentiel: vers la continuité et la somme progressive des différents apports (il s’agit d’un dépassement fondé sur l’unité, non pas sur l’affrontement et sur un simple changement de tendances), afin de trouver des voies de rapprochement et de rencontre avec la vérité, le bien et la beauté. Je soutiens le point de vue suivant: “que l’on soit plus constructif que réactif”: proposer, ajouter, enrichir au lieu d’opposer ou refuser ce que d’autres ont fait. Toute réaction tend à cacher une réduction. On a tendance à exagérer, par contraste, un seul aspect, au détriment ou à l’oubli des autres.

Ma peinture peut contribuer à mettre certains, ou plusieurs, devant le mystère de l’ordre naturel. Ce que tant de personnes considèrent évident et perçoivent d’une façon routinière et superficielle doit entrer en crise chaque fois qu’un spectateur s’affronte à l’un de mes tableaux; ces formes de connaissance prosaïques, faussées par la trivialité et les clichés, doivent expérimenter un renversement, et s’ouvrir à l’étonnement et à la contemplation, chaque fois qu’une personne est interpelée par ma peinture.

Selon Beethoven, la vérité est la raison essentielle de la beauté. L’art est ainsi compris comme un pont entre la beauté et la vérité. Cependant, de nos jours, dans le meilleur des cas, une beauté a été prétendue sans relation avec la vérité… Et on a obtenu un “art contemporain” très souvent sans beauté et voire même jusqu’à exhiber avec orgueil les trophées de la laideur. Ces réussites de notre époque reviennent au même que des formes creuses qui décorent peut-être (la valeur décorative de ces œuvres ne fait parfois aucun doute), mais qui manquent de toute transcendance.

Le symbole dépasse la propre matérialité et vise une autre réalité: un adage chinois dit que, lorsque quelqu’un montre du doigt le ciel, le sot regarde le doigt… “La langue étrangère que nous devrions tous apprendre est celle des symboles” 18. Grâce à ce langage, ma peinture (comme je l’ai dit plus haut) peut contribuer à mettre certains, ou plusieurs, devant le mystère de l’ordre naturel. Les analyses et les commentaires qui accompagnent, dans le site web www.jrtrigo.es, certains de mes tableaux sont éclairants dans ce sens.

Rappelons ici quelques idées de Gabriel Marcel: le problème est quelque chose d’externe, qui se trouve face à moi et semble me barrer le chemin. Le mystère, au contraire, est quelque chose qui nous pénètre, nous enveloppe et nous excède. Disposons encore de la pensée du plus éminent physicien du XXe siècle: “Quand nous perdons le sens du mystère, la vie n’est plus qu’une bougie éteinte” (Albert Einstein). Sophocle avait déjà dit auparavant: “Nombreuses sont les choses mystérieuses, mais rien d’aussi mystérieux que l’homme”.

Le mystère n’est pas une vérité dont on ne peut rien savoir, mais plutôt dont on ne peut pas tout savoir. Le mystère est doublement révélateur: révélateur de ce qu’il nous fait connaître et révélateur aussi des limites de notre capacité à comprendre… qui reste néanmoins ouverte et désireuse de continuer à avancer dans la consécution de la vérité, du bien et de la beauté.

Si à partir de maintenant nous comprenions que l’art, plutôt que surprendre avec de nouvelles apparences, est découverte d’une nouveauté plus profonde, pénétration dans le mystère de tout ce qui existe —tel qu’il est mentionné au début de ce texte—, la connaissance de ce que je propose dans mon œuvre picturale et la lecture des différents textes inclus dans ce site auraient fini par être profitablesplus encore si nous prenons en compte le contexte historique où nous nous trouvons: “triste époque la nôtre! —a dit notre presque contemporain Albert Einstein— où il est plus facile de désintégrer un atome qu’un préjugé”.

 

Dans ce site web, lorsque vous aurez cliqué sur les photos des tableaux pour les agrandir, il serait convenable que vous utilisiez des outils, situés sur la partie supérieure de l’écran, qui vous permettrons d’agrandir et de diminuer les images à 75%, à 100%… ou “ajuster la largeur”… comme il conviendra dans chaque cas, autant dans les reproductions des tableaux complets que dans les détails qui y sont proposés. Ici vous pourrez découvrir par vous-même de nombreuses facettes des tableaux, qu’il n’est pas possible de percevoir dans une image très réduite de ces œuvres.

 

__________________________________________

1,  5  Gustave Thibon, L´équilibre et l´harmonie

3  Ernst van de Wetering, La peinture de Rembrandt; la technique au service de l’illusion.

4  Jean Guitton (avec Igor et Grichka Bogdanoff), Dieu et la science

2,  6,  7,  10,  11  Esther Meynell, Petits livres de notes d´Anna Magdalena Bach

8,  9  Juan Antonio Vallejo-Nágera, Locos egregios

12  J. M. Ibáñez Langlois, Rilke, Pound, Neruda: tres claves de la poesía contemporánea

13  Thomas d’Aquin, Symbolum apostolorum. Introduction

14  Thomas d’Aquin, Somme théologique I-II, 31, 5

15  Aristote, De Anima, 3, 8 (431 b)

16  Albert Einstein, Comment je vois le monde

17  Antonio Machado, Proverbios y cantares (LXXXV)

18  Erich Fromm, Le langage oublié

 

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